22 mars 2018

A la vie

Et puis il y a eu ce matin. 
Il fait gris et le vent balayait le jardin. Ton papa prenait un café, moi je devais rester à jeun. Un sentiment d'impatience et d'excitation faisait un peu trembler mes mains. Nous avons pris les petites valises, le sac avec des imprimés cactus, les petites affaires de bébé, les pyjamas, les grenouillères, les tetra. Puis nous sommes arrivées dans les couloirs qui nous ont vu passés des centaines de fois. La salle d'échographie morphologique, la salle d'attente de la psy, les urgences obstétrique, le bloc accouchement. Unité 10. Unité 11. Est-ce que cette fois on aura droit à l'unité 12, celle des gens heureux et des bébés vivants. Est-ce que cette fois elle va s'en sortir.

Pour l'instant je marche direction St Luc, le coeur rempli d'espoir. Ca y est. Enfin le moment tant attendu. On est si souriants, si confiants. Pourvu que tout se passe comme prévu. Il y a un autre couple qui attends aussi, c'est aussi leur grand jour. On nous installe tous ensemble dans une chambre commune, un dernier monitoring où j'entends le coeur de ta soeur pour la dernière fois à la machine, ce bouboum de la vie, ce tambour battant d'espoir. Il pleut des cordes dehors mais bordel qu'est-ce que j'espère le soleil à l'intérieur du bloc opératoire. On plaisante, on rit, ton père a l'estomac noué, moi je meurs de faim, c'est sur ce sera le plus beau jour de ma vie. Il y a un pigeon dehors, on sait que c'est toi Théophile. Les rouge-gorges ne peuvent pas voler jusqu'au dixième étage. On se marre bien d'avoir un signe de toi ce matin; tu es tout moche et tout froissé, mais on sait que c'est toi.

La sage femme entre. Elle pique, c'est profond et ça fait mal, elle ne s'y est pas bien pris. Vous êtes la prochaine Madame; ca tombe bien, ça fait trois heures qu'on patiente, ça fait neuf mois, ça fait deux ans même. La perf n'a pas marché, elle tapote sur le bidule en plastique, le liquide est tout froid, je le sens passer dans mon corps comme une potion magique. Mon coeur bat à mes tempes. ca y est. Ce n'est qu'une question de minute, le Professeur est passé, ça y est. Le papa est bien stressé, il fait les cent pas dans la chambre comme un derviche tourneur.

Le lit est sorti, on roule vers le bloc opératoire. Mes yeux ne voient que le plafond en dalles des années quatre-vingt dix. Je cherche des yeux le papa, on me dit qu'il est juste derrière moi. Est-ce que c'est juste moi où ce lit brancard me rappelle déjà de tristes souvenirs. Je tente de noter les différences: le plafond n'est pas le même, l'hôpital n'est pas le même de toute façon. La salle d'opération est large et lumineuse, il y a une immense fenêtre qui donne sur la ville. Celle de Brugmann était sans fenêtre avec un éclairage artificiel éblouissant, ou peut être que c'était juste la nuit. Aujourd'hui on est jeudi, pour lui on était dimanche. Le papa est emmené à côté, je me retrouve seule dans le bloc. C'est pas grave, la rachi-anesthésie je connais. Je plaisante avec l'équipe, tout le monde s'affaire, on me branche, les électrodes sur la poitrine, le brassard, la canule, la sonde. Je respire, je connais mais bordel j'ai peur. Je me souviens bien quand tout le monde s'affairait comme ça un dimanche à vingt-et une heure. Il m'avait mise nue sur la table et je tremblais tellement. Il y a cinq minutes je plaisantais avec mon dos rond pour l'anesthésie, c'était une formalité, la stagiaire a quand même du s'y reprendre à trois fois mais je plaisantais encore. Maintenant que doucement mes jambes se font oublier et mes cuisses sont prises de fourmillement, maintenant que je ne suis plus qu'une demi bête allongée, maintenant que je retrouve le plafond en dalle, je ne plaisante plus du tout. Je me souviens de ce dimanche où j'avais tellement peur. L'équipe s'affaire. L'anesthésiste se rend compte que la patiente devient lentement muette. Elle me demande où se trouve la musique que j'ai apportée. Je lui dis qu'elle est avec mon mari. Ni une ni deux elle va chercher le cd pendant que mes bras jusqu'à mes dents se mettent à trembler. Les effets de la rachi ne se font pas attendre.

Puis d'un coup une douce musique vient remplir la salle d'opération d'une torpeur. La musique que j'ai choisi pour toi ma chérie, chaque morceau pris avec soin, chaque berceuse, chaque note selectionnée pour t'accueillir. Maintenant je sais que c'est différent. Non on est pas dimanche, parce que ce dimanche là personne n'a pensé à mettre la musique. Ton papa rentre enfin, il est tout habillé de vert de la tête aux pieds. Ses yeux sont brillants sous son masque et sa charlotte qui recouvre ses cheveux. C'est le grand moment. Les chirurgiens arrivent, on me badigeonne de liquide rose et le champ est placé. On y va, j'inspire, tout le monde plaisante. A croire qu'aujourd'hui c'est la journée internationnale du rire. L'atmosphère est légère, comme une bulle. On entends des bruits de trifouillage, je reconnais les sensations, je me souviens mais cette fois ils vont chercher mon bébé terminé, mon bébé prêt à sortir, prêt à vivre, prête à être embrassée. Il y a ce bruit d'aspiration, de liquide, une poussée, plusieurs. La poche est percée. Votre bébé va arriver Madame, elle est presque là.

Comme nous retenons notre souffle.
Comme nous attendons, comme mon coeur bat la chamade et ma main serre la sienne.
Et puis ce cri.
Ce petit cri, ce petit miaulement de chat sauvage.
Le cri de la Vie.
Le champ baissé, c'est ton père qui se lève. Moi je ne vois rien mes yeux se sont fermés, mes larmes tombent comme la pluie, mes poigts sont serrés. Ce n'est pas que de la joie pure, c'est un immense, immense soulagement. Enfin. Le plus long marathon de toute ma vie. La course la plus difficile de mon existence. L'épreuve de toute une vie. Ton père dit : "qu'est-ce qu'elle est belle, regarde!" et dans mes yeux entreouvert je te vois emballée dans le petit drap blanc, toute pleine de vernix laiteux. Tu ressemble à un petit chaton, tes yeux sont très beaux tout en amande et ta bouche est rouge, et si bien dessinée. Tu es très belle en effet. Et tu as de beaux petits cheveux ondulés. 

Tu disparais pendant les dix plus longues minutes de ma vie, le temps qu'ils te préparent un peu. Puis ils te posent enfin sur moi. Le bonheur de ton petit corps chaud et de ta mini bouche qui cherche à têter. Le bonheur de te sentir si vivante contre moi. 

Le bonheur ultime, si pur. Est-ce que les mots peuvent le traduire. Je ne crois pas. 
Deux kilos sept cent dix. Cinquante centimètres. Théodora. Le don de Dieu. 

Ta naissance, Ma renaissance.


12 mars 2018

De l'autre côté

M'attends-tu de l'autre côté de la rive.
Là où tous les oiseaux s'abreuvent silencieusement à l'aube
Es-tu allongé sur le sable, tes petits pieds dans l'océan léchés par les vagues
Est-ce que le soleil de ce nouveau printemps caresse ton plumage
As-tu encore un visage.

Il y a un an tu revêtais tes ailes
Tu as pris au creux de ton duvet une partie de mon âme
Nous, les mères endeuillées, nous sommes déjà à moitié de l'autre côté
Cette rivière du bout du monde, nous l'avons déjà traversée
Une partie qui voudrait tellement te rejoindre
Une partie qui veux encore tellement rester
Vivre pour toi, vivre pour vous deux
Toi l'oiseau qui passe de monde en monde chaque matin pour nous saluer
Elle, dont le petit coeur minuscule continue de battre
Sous ma peau ce petit coeur, oh j'ai si peur qu'il te rejoigne

Est-ce que tu as vu les lampions envoyés dans le ciel
Est-ce que tu as vu le beau gâteau en forme de train que je t'ai fait
Je suis une mère dans ma cuisine,
Les mains pleines de farine 
Je suis toujours ta maman Théophile