A l'aube de quitter cette année si étrange, que te dire Théophile. Chaque année qui passe me rend presque étonnée de réussir à vivre sans toi. Et j'ai l'impression que c'est bien la première fois que je commence à comprendre ce que signifie la résilience.
Je crois qu'il est temps.
Il y a quelque chose qui s'est produit cette année, et j'ai bien du mal à te le décrire. Je suis sortie de cette torpeur dans laquelle j'étais enlisée, cette torpeur du deuil qui me paraissait si confortable, si douce, cette torpeur qui me rendait proche de toi. Cette torpeur qui me faisait rester, cette langueur de la maternité, ce cocon de mon corps que j'ai fait maison d'autres pendant ces années. Je crois qu'il est temps de sortir de ce don de moi même.
J'ai passé toute une année à m'occuper des autres, les élever, les nourrir, les langer, les aimer, sans discontinuer, sans arrêter. C'était une année exigeante, à la hauteur de ces deux petits êtres que j'aime de chaque fibre de mon coeur. C'était une année de douceur, de patience, hors du temps et hors du fracas du monde, à aimer, aimer, aimer. Je ne retiens que ces heures de baisers dans le lit avec ton petit frère, ces premières fois, premiers pas, premiers dessins. Ces jeux dans la cuisine avec ta soeur, ces cache cache à n'en plus finir, ces balades, cette famille que nous avons construit et qui m'a tenu en haleine pendant des mois. Jouer, aimer, rire! Quelle vie simple et douce.
Mais je crois qu'il est temps.
Pendant que nous étions tous les quatre occupés à construire un micro monde de doux bonheur, quelque chose de terrifiant se passait à l'extérieur. Un virus grignotait toutes les faces du monde et mettait en lumière les plus grandes zones d'ombre de notre société. Nous avons continué notre vie, reclus dans notre maison avec jardin, conscients de cette chance immense d'avoir de l'air pur et de l'espace quand tant de gens en manquaient. Et en même temps si seuls et si inquiets pour nos proches. J'avais oublié qu'il existait des frontières, et elles se sont cruellement rappelées à moi quand mes parents sont restés de l'autre coté. Les mois sont passés, et sans qu'on s'en rende compte, nous cohabitons avec le coronavirus depuis quasi une année.
Dans cette année qui touche à sa fin, quelque chose s'est produit à l'intérieur de moi. Là où tu as laissé un trou béant de bombe, j'ai fait poussé des fleurs pendant des années, là au fond de mon cœur. J'ai d'abord fait pousser un rosier rose Bengale, magnifique et odorant, doux et flamboyant. C'est ta soeur. Et puis après quelques mois de jachère, j'ai fait pousser un petit oranger aux fleurs parfumés et gourmandes, un petit air du Sud puissant et solaire. C'est ton frère. Ils ont aussi été crées dans ce trou de terre, là où toi, toute petite jacinthe de mon âme, tu t'es flétrie si brutalement. Tu vois je crois qu'il est temps.
Cette année a rendu le terreau de mon cœur si puissamment fertile. Aujourd'hui je peux dire : je ne serai jamais guérie. Je ne serai jamais guérie de ton absence, et je n'ai plus besoin de guérir. Là où il y avait ce trou de bombe, il y a eu ensuite des fleurs semées. Et là où il y a eu des fleurs, il y a désormais un petit arbre jeune. Ce petit arbre, c'est un séquoia, ou c'est peut être un ginkgo biloba, je ne sais pas encore. Il est né dans ce mélange de cendre, de larmes et de pétales, ce mélange d'absence abyssale de toi et de présence intense de mes deux autres enfants. Il a grandi dans l'ombre et le silence cet arbre, en cachette. Et c'est au moment où cette année s'achève que je l'ai découvert, déjà si haut et si solidement ancré. Cet arbre, c'est moi. Et il me dit qu'il est temps.
Il est temps de me tourner vers moi après m'être si longtemps tournée vers vous. Il est temps de devenir celle que je suis appelée à être depuis toujours. Je n'ai pas besoin de guérir, chaque jour qui passe me fait devenir celle que je devais être. Le chemin est encore long pour devenir un arbre aux racines si profonde qu'elles iront jusqu'à une source d'eau.
Cette année m'a amenée exactement là où je devais être.
Dans le fracas de ce monde qui délabre, je sens pourtant une force si puissante, dans cet océan d'inconnues, plus rien ne me retient, il est temps de plonger.