30 décembre 2020

Le temps

 A l'aube de quitter cette année si étrange, que te dire Théophile. Chaque année qui passe me rend presque étonnée de réussir à vivre sans toi. Et j'ai l'impression que c'est bien la première fois que je commence à comprendre ce que signifie la résilience. 

Je crois qu'il est temps. 

Il y a quelque chose qui s'est produit cette année, et j'ai bien du mal à te le décrire. Je suis sortie de cette torpeur dans laquelle j'étais enlisée, cette torpeur du deuil qui me paraissait si confortable, si douce, cette torpeur qui me rendait proche de toi. Cette torpeur qui me faisait rester, cette langueur de la maternité, ce cocon de mon corps que j'ai fait maison d'autres pendant ces années. Je crois qu'il est temps de sortir de ce don de moi même. 

J'ai passé toute une année à m'occuper des autres, les élever, les nourrir, les langer, les aimer, sans discontinuer, sans arrêter. C'était une année exigeante, à la hauteur de ces deux petits êtres que j'aime de chaque fibre de mon coeur. C'était une année de douceur, de patience, hors du temps et hors du fracas du monde, à aimer, aimer, aimer. Je ne retiens que ces heures de baisers dans le lit avec ton petit frère, ces premières fois, premiers pas, premiers dessins. Ces jeux dans la cuisine avec ta soeur, ces cache cache à n'en plus finir, ces balades, cette famille que nous avons construit et qui m'a tenu en haleine pendant des mois. Jouer, aimer, rire! Quelle vie simple et douce. 

Mais je crois qu'il est temps. 

Pendant que nous étions tous les quatre occupés à construire un micro monde de doux bonheur, quelque chose de terrifiant se passait à l'extérieur. Un virus grignotait toutes les faces du monde et mettait en lumière les plus grandes zones d'ombre de notre société. Nous avons continué notre vie, reclus dans notre maison avec jardin, conscients de cette chance immense d'avoir de l'air pur et de l'espace quand tant de gens en manquaient. Et en même temps si seuls et si inquiets pour nos proches. J'avais oublié qu'il existait des frontières, et elles se sont cruellement rappelées à moi quand mes parents sont restés de l'autre coté. Les mois sont passés, et sans qu'on s'en rende compte, nous cohabitons avec le coronavirus depuis quasi une année. 

Dans cette année qui touche à sa fin, quelque chose s'est produit à l'intérieur de moi. Là où tu as laissé un trou béant de bombe, j'ai fait poussé des fleurs pendant des années, là au fond de mon cœur. J'ai d'abord fait pousser un rosier rose Bengale, magnifique et odorant, doux et flamboyant. C'est ta soeur. Et puis après quelques mois de jachère, j'ai fait pousser un petit oranger aux fleurs parfumés et gourmandes, un petit air du Sud puissant et solaire. C'est ton frère. Ils ont aussi été crées dans ce trou de terre, là où toi, toute petite jacinthe de mon âme, tu t'es flétrie si brutalement. Tu vois je crois qu'il est temps. 

Cette année a rendu le terreau de mon cœur si puissamment fertile. Aujourd'hui je peux dire : je ne serai jamais guérie. Je ne serai jamais guérie de ton absence, et je n'ai plus besoin de guérir. Là où il y avait ce trou de bombe, il y a eu ensuite des fleurs semées. Et là où il y a eu des fleurs, il y a désormais un petit arbre jeune. Ce petit arbre, c'est un séquoia, ou c'est peut être un ginkgo biloba, je ne sais pas encore. Il est né dans ce mélange de cendre, de larmes et de pétales, ce mélange d'absence abyssale de toi et de présence intense de mes deux autres enfants. Il a grandi dans l'ombre et le silence cet arbre, en cachette. Et c'est au moment où cette année s'achève que je l'ai découvert, déjà si haut et si solidement ancré. Cet arbre, c'est moi. Et il me dit qu'il est temps.

Il est temps de me tourner vers moi après m'être si longtemps tournée vers vous. Il est temps de devenir celle que je suis appelée à être depuis toujours. Je n'ai pas besoin de guérir, chaque jour qui passe me fait devenir celle que je devais être. Le chemin est encore long pour devenir un arbre aux racines si profonde qu'elles iront jusqu'à une source d'eau. 

Cette année m'a amenée exactement là où je devais être. 

Dans le fracas de ce monde qui délabre, je sens pourtant une force si puissante, dans cet océan d'inconnues, plus rien ne me retient, il est temps de plonger. 

11 mai 2020

Assise à coté de toi

Aujourd'hui, tentative de déconfinement numéro une pour l'Europe à genou depuis deux mois par ce nouveau virus qui met si bien en exergue le cercle vicieux sans fin qui s'est installé depuis des décenies. Je ne sais plus si je reste en confinement ou si le confinement est simplement devenu ma nouvelle vie. Certaines activités me semble inutiles, voire purement et simplement stupides : acheter des produits dont je n'ai pas besoin, négliger mes vrais besoins. Ce confinement déconfinement me pose toujours la même question : qui suis-je, où est-ce que je veux aller. La même question depuis ton départ Théophile. Qui suis-je depuis toi, où est ce que je veux aller sans toi, ou plutôt avec ta présence invisible. Les deux autres enfants ne me laissent pas le temps d'y reflechir. Je n'ai pas le temps de me poser les bonnes questions. Alors je me les pose la nuit. Je tourne dans le noir sans cesse les même images comme pour les imprimer dans esprit et en faire de simples souvenirs.

Le souvenir de ta peau contre ma main. Le souvenir de ta couveuse. Le souvenir de la mort dans ta chambre, brutale, blanche comme une lumière sans filtre braquée sur nos corps et nos coeurs laminés. Est-ce qu'il faut tout réecrire. Reprendre depuis le début où tout a basculer. Est-ce qu'il faut réecrire ce qui s'est passé pour pouvoir créer de nouveaux souvenirs. Les trois dernières années me semblent une sorte de montagne russes d'émotions. La joie de porter ta soeur en moi, la peur intense de la perdre. Les jours simplement heureux de la voir grandir. Cette boulimie de maternité qui m'a pris depuis celle qui m'a fait te découvrir. Cette envie de porter, cette envie paradoxale de souffrir, cette fierté presque égocentrique de donner la Vie, simplement la vie. Et puis nourir, visceralement, nourir ce petit être affamé, le voir grandir par la seule force de mon corps. Porter cet enfant dehors comme je l'ai porté à l'interieur. Garder ce lien inaliénable et pourtant qui s'en va. Ce lien de mère à enfant, enfant à mère.

Il y a un deuil qui est peut etre en train de se faire, et je ne parle pas du tien. C'est juste le deuil de la maternité, le deuil de cette toute puissance dans laquelle je me suis lancée à corps perdu. Le seul super pouvoir que j'ai découvert. Maintenant qu'ils sont là, que faire? Que faire de ces bras, de ces jambes, de ce corps, cicatrice, dos rompu à porter à bras, peau sèche assoifée, cheveux bataille. Que faire de moi? Je vous ai donné la vie, et maintenant. J'ai de la joie à m'occuper d'eux, à penser à toi. Mais je reconnais rien de ce que je suis devenu, et souvent mes yeux ne veulent même plus se lever pour regarder ce reflet. Je l'admet, je suis fatiguée. Ils sont pourtant plein de vie ces deux enfants, ils me donnent une force incroyable de patience, elle est si belle, si drôle, si singulière cette petite fille. J'aime l'embrasser, la tenir dans mes bras, je l'aime tellement que je ne sais pas l'écrire. Et lui, il est si souriant ce petit bébé bonheur. Vous êtes si solaires. Pourquoi suis-je moi de l'autre coté de la lune. J'ai l'impression d'être restée assise à côté de toi Théophile. Dans cette chambre de l'unité des soins intensifs. Sur cette petite chaise pliante inconfortable. Devant la table où tu gisais, plus vraiment toi même. J'ai l'impression d'être restée assise avec toi petit poids plume dans mes bras. Petit front jaune, petite trace de sparadrap sur ta joue.

Il y a des jours où la résilience ne prend simplement pas. Où toutes les belles paraboles du deuil ne fonctionnent pas. C'est la vague haute de l'océan de larmes. Et aujourd'hui, la vague est très haute, c'est un véritable immeuble d'eau, de tristesse profonde, de lassitude. Et j'ai honte de l'écrire, car on pourrait croire que mes deux bonheurs ne me suffisent pas. Pourtant ils me rendent si heureuse. Ce confinement a reveillé mes plus sombres angoisses, et il est bien difficile de refermer cette boite de Pandore pleine de peurs pour simplement continuer ma vie, et parler de projets. Se projeter comment? Quand tout ce bonheur, cette insouciance, peut s'arrêter brutalement. Comment vivre avec cette mortalité dont j'ai conscience à chaque seconde. Comment t'apprivoiser, toi, grande femme sèche avec ta faux. La nuit je te regarde face à face, tu me regardes au dessus de mon lit. Puis je ferme les yeux, te tourne le dos, je prend ce petit corps chaud entre mes bras, le met à mes seins. Et pendant qu'il boit j'inspire de grandes bouffees de son odeur, ma main dans ses cheveux duveteux. Tu ne prendras pas de mes espoirs, même si aujourd'hui j'admet flancher un peu.




2 mai 2020

Carème pandémique

Le vent dans mes cheveux sur le pont du Toremar. 
Voilà ce que j'ai en tête ce soir, à 1h34 du matin dans mon salon à Wezembeek en banlieue Bruxelloise. Ce vent de la mer puissant, inégalé. Ce vent qui déconfinerait un mort. Qui emporterait n'importe quelle âme usée à sa première jeunesse. Ce vent là souffle dans ma tête. Il est presque 2h du matin et tout mon corps est tendu comme s'il était amarré au pont d'un bateau. Il faut écrire. Il faut lever l'ancre de mon coeur, ça y est. Il faut écrire pour respirer, il faut écrire sinon. 

Sinon je ne me souviendrai pas de la douceur de ce vent sur le pont du Toremar. Sous le soleil puissant qui inonde le port de Piombino et ses gigantesques parkings pleins de voitures allemandes et suisse, attendant les ferries en partance pour l'île d'Elbe, plein de touristes le coeur en goguette. Me souvenir qu'une fois sur le bateau flotte un air de liberté insolente. Me souvenir que ces deux semaines de vacances annuelles apparaissent à chaque fois comme "la vraie vie". Celle qu'on aimerait vivre tous les jours mais qu'on ne vit qu'une seule fois par an. 

En ce quarante et unième jour de confinement, le déclic se fait. Cela fait presque deux ans que je n'ai plus écrit, et je n'ai plus lu un seul livre depuis la mort de Théophile. Mais cette nuit je dois écrire. Je dois me rappeler ce qui me rend vivante. 

Mon corps serré dans un gilet de laine un soir d'octobre sur l'île du parc de la tête d'Or à Lyon où j'attendais mon premier amour à dix sept ans. La cour de la récréation, mes petites jambes d'enfant qui font du vélo rue Francis de Pressensé à Villeurbanne. Mon premier baiser dans le grenier du lycée. Mon corps errant dans le TER direction Grenoble à la recherche d'études à valider sans vraiment trop d'intéret. Mon arrivée à Bruxelles un soir de novembre. Je veux me souvenir de cette vie là. Celle d'avant le cataclysme. Ma première vie qui me parait si loin. 

En une nuit toutes les sensation de mes premières fois refont surface comme une expérience de mort iminente dans la salle à manger. Entre une poussette double et une maison de poupée, la personne que j'étais est disséquée d'un seul coup sur ma nappe à carreaux. Mon premier vélo, vert à petite roues sur le gravier rouge en bas de l'immeuble. Ma première coupe de champagne le soir de l'an 2000 dans un HLM de Rilleux. La petite vie de prolétaire sans histoire de mes parents qui se levaient tôt et travaillaient tard. Mon envie irrepressible de dépasser ma classe sociale, non pas pour acquérir quoique ce soit si ce n'est la soif d'apprendre et le désir inlassable de satisfaire mes parents qui avaient du aller à l'usine à quatorze ans. 

Il faut écrire pour se souvenir, car aujourd'hui dans ma petite villa, qui s'en rappelera de cette petite vie comme dix mille autres, entre samedi à la piscine municipale et vacances au centre aéré social. Sauront-ils qui j'étais, ces deux enfants d'après qui retrouveront peut etre un jour de vieux papiers déchirés dans un carton, des mots doux d'inconnus, des photos ? Te souviens tu de qui je suis, toi qui partage mon lit? Je pense que les dernières années ont broyé cet être qui a débarqué sur le quais numéro 4 de la gare de Bruxelles Midi. Ces dernières années ont broyé ce qui faisait de notre couple un coupe simplement heureux. Nous sommes devenus une famille meurtrie. Nous n'avons pas pu être simplement, une famille heureuse. Avec ce premier né absent, nous avons construit quelque chose sur une fondation mélée de douleur et de force à la fois. Ces dernières années ont broyé ce qui faisait que j'étais simplement vivante.Il n'y a plus aucune simplicité à vivre sans son enfant. Il faut combattre, il faut chercher du sens, il faut se nourir de quelque chose. Le désir de donner de nouveau la vie, le désir de continuer. Manger tous ensemble sur la même table où, quelques temps auparavant, tronait tristement les cendres, une bible et une icône. Ces dernières années m'ont broyé. Je me le dis silencieusement au creux de cette nuit. Je l'écris vite, car un bébé va peut être se mettre à pleurer, tu vas peut être descendre et m'interpeller. Pourquoi tu n'es pas au lit, pourquoi mon coeur. Pourquoi ce coeur n'est pas tranquilisé. Qu'elle est cette absence soudaine de paix qui me pousse brutalement sur la tranche vive. Quelle est cette urgence à le dire. 

Tu vois il est deux heures du matin, et j'ai une douleur sourde au fond du corps. Ca fait bien quarante jour qu'on ne sort pas. Quarante jour d'acèse sociale, de huis clos familial. Et il aura fallu ce carême pandémique pour que je me réveille de cette entre deux vie dans laquelle je macère depuis quelques années. Depuis la mort de Théophile je n'ai eu de cesse de vouloir de porter la vie. J'ai eu deux autres enfants en deux ans, mon corps est encore pas si mal mais mon coeur est tellement meurtri. La vie passe mais moi,elle n'a pas redémarré. Je regarde les autres évoluer, les enfants grandissent, ils nous rendent simplement heureux dans leur innocence, leur rire cristallin, leur petite voix, petits aprentissages, leurs premières fois à eux. 

Il est 2h12. Un bébé s'est reveillé. Je vais devoir remonter mais c'est décidé. Je reviendrai. 















13 septembre 2018

La mer infinie

Les années peuvent passer comme des vagues, léchant inlassablement les pieds du rivage
Les mois peuvent s'écouler comme l'eau entre mes doigts, s'échappant inexorablement à mes mains
Les jours peuvent défiler comme ce coup de vent sur le visage qui amène des sourires, et puis quelques rides
Est-ce que le manque a changé mes traits ?
Aurais-je vieilli d'un coup ?

Je sais que le temps qui s'en va n'efface pas le souvenir de la douceur de votre peau
Le souvenir de votre premier regard,
Le souvenir de l'immense douleur, 
Le souvenir du premier soubresaut de mon coeur,
Tout est là, mes enfants, vous êtes si vivants!
La mort ne m'a rien pris de ma force
Ne m'a rien pris de mon amour
Ne m'a rien pris de mon esperance

22 mars 2018

A la vie

Et puis il y a eu ce matin. 
Il fait gris et le vent balayait le jardin. Ton papa prenait un café, moi je devais rester à jeun. Un sentiment d'impatience et d'excitation faisait un peu trembler mes mains. Nous avons pris les petites valises, le sac avec des imprimés cactus, les petites affaires de bébé, les pyjamas, les grenouillères, les tetra. Puis nous sommes arrivées dans les couloirs qui nous ont vu passés des centaines de fois. La salle d'échographie morphologique, la salle d'attente de la psy, les urgences obstétrique, le bloc accouchement. Unité 10. Unité 11. Est-ce que cette fois on aura droit à l'unité 12, celle des gens heureux et des bébés vivants. Est-ce que cette fois elle va s'en sortir.

Pour l'instant je marche direction St Luc, le coeur rempli d'espoir. Ca y est. Enfin le moment tant attendu. On est si souriants, si confiants. Pourvu que tout se passe comme prévu. Il y a un autre couple qui attends aussi, c'est aussi leur grand jour. On nous installe tous ensemble dans une chambre commune, un dernier monitoring où j'entends le coeur de ta soeur pour la dernière fois à la machine, ce bouboum de la vie, ce tambour battant d'espoir. Il pleut des cordes dehors mais bordel qu'est-ce que j'espère le soleil à l'intérieur du bloc opératoire. On plaisante, on rit, ton père a l'estomac noué, moi je meurs de faim, c'est sur ce sera le plus beau jour de ma vie. Il y a un pigeon dehors, on sait que c'est toi Théophile. Les rouge-gorges ne peuvent pas voler jusqu'au dixième étage. On se marre bien d'avoir un signe de toi ce matin; tu es tout moche et tout froissé, mais on sait que c'est toi.

La sage femme entre. Elle pique, c'est profond et ça fait mal, elle ne s'y est pas bien pris. Vous êtes la prochaine Madame; ca tombe bien, ça fait trois heures qu'on patiente, ça fait neuf mois, ça fait deux ans même. La perf n'a pas marché, elle tapote sur le bidule en plastique, le liquide est tout froid, je le sens passer dans mon corps comme une potion magique. Mon coeur bat à mes tempes. ca y est. Ce n'est qu'une question de minute, le Professeur est passé, ça y est. Le papa est bien stressé, il fait les cent pas dans la chambre comme un derviche tourneur.

Le lit est sorti, on roule vers le bloc opératoire. Mes yeux ne voient que le plafond en dalles des années quatre-vingt dix. Je cherche des yeux le papa, on me dit qu'il est juste derrière moi. Est-ce que c'est juste moi où ce lit brancard me rappelle déjà de tristes souvenirs. Je tente de noter les différences: le plafond n'est pas le même, l'hôpital n'est pas le même de toute façon. La salle d'opération est large et lumineuse, il y a une immense fenêtre qui donne sur la ville. Celle de Brugmann était sans fenêtre avec un éclairage artificiel éblouissant, ou peut être que c'était juste la nuit. Aujourd'hui on est jeudi, pour lui on était dimanche. Le papa est emmené à côté, je me retrouve seule dans le bloc. C'est pas grave, la rachi-anesthésie je connais. Je plaisante avec l'équipe, tout le monde s'affaire, on me branche, les électrodes sur la poitrine, le brassard, la canule, la sonde. Je respire, je connais mais bordel j'ai peur. Je me souviens bien quand tout le monde s'affairait comme ça un dimanche à vingt-et une heure. Il m'avait mise nue sur la table et je tremblais tellement. Il y a cinq minutes je plaisantais avec mon dos rond pour l'anesthésie, c'était une formalité, la stagiaire a quand même du s'y reprendre à trois fois mais je plaisantais encore. Maintenant que doucement mes jambes se font oublier et mes cuisses sont prises de fourmillement, maintenant que je ne suis plus qu'une demi bête allongée, maintenant que je retrouve le plafond en dalle, je ne plaisante plus du tout. Je me souviens de ce dimanche où j'avais tellement peur. L'équipe s'affaire. L'anesthésiste se rend compte que la patiente devient lentement muette. Elle me demande où se trouve la musique que j'ai apportée. Je lui dis qu'elle est avec mon mari. Ni une ni deux elle va chercher le cd pendant que mes bras jusqu'à mes dents se mettent à trembler. Les effets de la rachi ne se font pas attendre.

Puis d'un coup une douce musique vient remplir la salle d'opération d'une torpeur. La musique que j'ai choisi pour toi ma chérie, chaque morceau pris avec soin, chaque berceuse, chaque note selectionnée pour t'accueillir. Maintenant je sais que c'est différent. Non on est pas dimanche, parce que ce dimanche là personne n'a pensé à mettre la musique. Ton papa rentre enfin, il est tout habillé de vert de la tête aux pieds. Ses yeux sont brillants sous son masque et sa charlotte qui recouvre ses cheveux. C'est le grand moment. Les chirurgiens arrivent, on me badigeonne de liquide rose et le champ est placé. On y va, j'inspire, tout le monde plaisante. A croire qu'aujourd'hui c'est la journée internationnale du rire. L'atmosphère est légère, comme une bulle. On entends des bruits de trifouillage, je reconnais les sensations, je me souviens mais cette fois ils vont chercher mon bébé terminé, mon bébé prêt à sortir, prêt à vivre, prête à être embrassée. Il y a ce bruit d'aspiration, de liquide, une poussée, plusieurs. La poche est percée. Votre bébé va arriver Madame, elle est presque là.

Comme nous retenons notre souffle.
Comme nous attendons, comme mon coeur bat la chamade et ma main serre la sienne.
Et puis ce cri.
Ce petit cri, ce petit miaulement de chat sauvage.
Le cri de la Vie.
Le champ baissé, c'est ton père qui se lève. Moi je ne vois rien mes yeux se sont fermés, mes larmes tombent comme la pluie, mes poigts sont serrés. Ce n'est pas que de la joie pure, c'est un immense, immense soulagement. Enfin. Le plus long marathon de toute ma vie. La course la plus difficile de mon existence. L'épreuve de toute une vie. Ton père dit : "qu'est-ce qu'elle est belle, regarde!" et dans mes yeux entreouvert je te vois emballée dans le petit drap blanc, toute pleine de vernix laiteux. Tu ressemble à un petit chaton, tes yeux sont très beaux tout en amande et ta bouche est rouge, et si bien dessinée. Tu es très belle en effet. Et tu as de beaux petits cheveux ondulés. 

Tu disparais pendant les dix plus longues minutes de ma vie, le temps qu'ils te préparent un peu. Puis ils te posent enfin sur moi. Le bonheur de ton petit corps chaud et de ta mini bouche qui cherche à têter. Le bonheur de te sentir si vivante contre moi. 

Le bonheur ultime, si pur. Est-ce que les mots peuvent le traduire. Je ne crois pas. 
Deux kilos sept cent dix. Cinquante centimètres. Théodora. Le don de Dieu. 

Ta naissance, Ma renaissance.


12 mars 2018

De l'autre côté

M'attends-tu de l'autre côté de la rive.
Là où tous les oiseaux s'abreuvent silencieusement à l'aube
Es-tu allongé sur le sable, tes petits pieds dans l'océan léchés par les vagues
Est-ce que le soleil de ce nouveau printemps caresse ton plumage
As-tu encore un visage.

Il y a un an tu revêtais tes ailes
Tu as pris au creux de ton duvet une partie de mon âme
Nous, les mères endeuillées, nous sommes déjà à moitié de l'autre côté
Cette rivière du bout du monde, nous l'avons déjà traversée
Une partie qui voudrait tellement te rejoindre
Une partie qui veux encore tellement rester
Vivre pour toi, vivre pour vous deux
Toi l'oiseau qui passe de monde en monde chaque matin pour nous saluer
Elle, dont le petit coeur minuscule continue de battre
Sous ma peau ce petit coeur, oh j'ai si peur qu'il te rejoigne

Est-ce que tu as vu les lampions envoyés dans le ciel
Est-ce que tu as vu le beau gâteau en forme de train que je t'ai fait
Je suis une mère dans ma cuisine,
Les mains pleines de farine 
Je suis toujours ta maman Théophile


27 janvier 2018

27

C'est ta journée Théophile, comme tous les vingt-sept du mois. C'était le vingt-sept février, ta journée, la seule où tu étais sagement dans ta couveuse, où les médecins disaient que tu étais stable, où je me préparais pour une longue bataille, celle de te sortir d'ici, celle de la prématurité. Je ne savais pas que c'était ta seule, et unique journée. 

Onze mois après, que reste-il. 
La douleur n'est pas partie.
Elle ne s'est pas atténuée
On m'a menti.