11 mai 2020

Assise à coté de toi

Aujourd'hui, tentative de déconfinement numéro une pour l'Europe à genou depuis deux mois par ce nouveau virus qui met si bien en exergue le cercle vicieux sans fin qui s'est installé depuis des décenies. Je ne sais plus si je reste en confinement ou si le confinement est simplement devenu ma nouvelle vie. Certaines activités me semble inutiles, voire purement et simplement stupides : acheter des produits dont je n'ai pas besoin, négliger mes vrais besoins. Ce confinement déconfinement me pose toujours la même question : qui suis-je, où est-ce que je veux aller. La même question depuis ton départ Théophile. Qui suis-je depuis toi, où est ce que je veux aller sans toi, ou plutôt avec ta présence invisible. Les deux autres enfants ne me laissent pas le temps d'y reflechir. Je n'ai pas le temps de me poser les bonnes questions. Alors je me les pose la nuit. Je tourne dans le noir sans cesse les même images comme pour les imprimer dans esprit et en faire de simples souvenirs.

Le souvenir de ta peau contre ma main. Le souvenir de ta couveuse. Le souvenir de la mort dans ta chambre, brutale, blanche comme une lumière sans filtre braquée sur nos corps et nos coeurs laminés. Est-ce qu'il faut tout réecrire. Reprendre depuis le début où tout a basculer. Est-ce qu'il faut réecrire ce qui s'est passé pour pouvoir créer de nouveaux souvenirs. Les trois dernières années me semblent une sorte de montagne russes d'émotions. La joie de porter ta soeur en moi, la peur intense de la perdre. Les jours simplement heureux de la voir grandir. Cette boulimie de maternité qui m'a pris depuis celle qui m'a fait te découvrir. Cette envie de porter, cette envie paradoxale de souffrir, cette fierté presque égocentrique de donner la Vie, simplement la vie. Et puis nourir, visceralement, nourir ce petit être affamé, le voir grandir par la seule force de mon corps. Porter cet enfant dehors comme je l'ai porté à l'interieur. Garder ce lien inaliénable et pourtant qui s'en va. Ce lien de mère à enfant, enfant à mère.

Il y a un deuil qui est peut etre en train de se faire, et je ne parle pas du tien. C'est juste le deuil de la maternité, le deuil de cette toute puissance dans laquelle je me suis lancée à corps perdu. Le seul super pouvoir que j'ai découvert. Maintenant qu'ils sont là, que faire? Que faire de ces bras, de ces jambes, de ce corps, cicatrice, dos rompu à porter à bras, peau sèche assoifée, cheveux bataille. Que faire de moi? Je vous ai donné la vie, et maintenant. J'ai de la joie à m'occuper d'eux, à penser à toi. Mais je reconnais rien de ce que je suis devenu, et souvent mes yeux ne veulent même plus se lever pour regarder ce reflet. Je l'admet, je suis fatiguée. Ils sont pourtant plein de vie ces deux enfants, ils me donnent une force incroyable de patience, elle est si belle, si drôle, si singulière cette petite fille. J'aime l'embrasser, la tenir dans mes bras, je l'aime tellement que je ne sais pas l'écrire. Et lui, il est si souriant ce petit bébé bonheur. Vous êtes si solaires. Pourquoi suis-je moi de l'autre coté de la lune. J'ai l'impression d'être restée assise à côté de toi Théophile. Dans cette chambre de l'unité des soins intensifs. Sur cette petite chaise pliante inconfortable. Devant la table où tu gisais, plus vraiment toi même. J'ai l'impression d'être restée assise avec toi petit poids plume dans mes bras. Petit front jaune, petite trace de sparadrap sur ta joue.

Il y a des jours où la résilience ne prend simplement pas. Où toutes les belles paraboles du deuil ne fonctionnent pas. C'est la vague haute de l'océan de larmes. Et aujourd'hui, la vague est très haute, c'est un véritable immeuble d'eau, de tristesse profonde, de lassitude. Et j'ai honte de l'écrire, car on pourrait croire que mes deux bonheurs ne me suffisent pas. Pourtant ils me rendent si heureuse. Ce confinement a reveillé mes plus sombres angoisses, et il est bien difficile de refermer cette boite de Pandore pleine de peurs pour simplement continuer ma vie, et parler de projets. Se projeter comment? Quand tout ce bonheur, cette insouciance, peut s'arrêter brutalement. Comment vivre avec cette mortalité dont j'ai conscience à chaque seconde. Comment t'apprivoiser, toi, grande femme sèche avec ta faux. La nuit je te regarde face à face, tu me regardes au dessus de mon lit. Puis je ferme les yeux, te tourne le dos, je prend ce petit corps chaud entre mes bras, le met à mes seins. Et pendant qu'il boit j'inspire de grandes bouffees de son odeur, ma main dans ses cheveux duveteux. Tu ne prendras pas de mes espoirs, même si aujourd'hui j'admet flancher un peu.