2 mai 2020

Carème pandémique

Le vent dans mes cheveux sur le pont du Toremar. 
Voilà ce que j'ai en tête ce soir, à 1h34 du matin dans mon salon à Wezembeek en banlieue Bruxelloise. Ce vent de la mer puissant, inégalé. Ce vent qui déconfinerait un mort. Qui emporterait n'importe quelle âme usée à sa première jeunesse. Ce vent là souffle dans ma tête. Il est presque 2h du matin et tout mon corps est tendu comme s'il était amarré au pont d'un bateau. Il faut écrire. Il faut lever l'ancre de mon coeur, ça y est. Il faut écrire pour respirer, il faut écrire sinon. 

Sinon je ne me souviendrai pas de la douceur de ce vent sur le pont du Toremar. Sous le soleil puissant qui inonde le port de Piombino et ses gigantesques parkings pleins de voitures allemandes et suisse, attendant les ferries en partance pour l'île d'Elbe, plein de touristes le coeur en goguette. Me souvenir qu'une fois sur le bateau flotte un air de liberté insolente. Me souvenir que ces deux semaines de vacances annuelles apparaissent à chaque fois comme "la vraie vie". Celle qu'on aimerait vivre tous les jours mais qu'on ne vit qu'une seule fois par an. 

En ce quarante et unième jour de confinement, le déclic se fait. Cela fait presque deux ans que je n'ai plus écrit, et je n'ai plus lu un seul livre depuis la mort de Théophile. Mais cette nuit je dois écrire. Je dois me rappeler ce qui me rend vivante. 

Mon corps serré dans un gilet de laine un soir d'octobre sur l'île du parc de la tête d'Or à Lyon où j'attendais mon premier amour à dix sept ans. La cour de la récréation, mes petites jambes d'enfant qui font du vélo rue Francis de Pressensé à Villeurbanne. Mon premier baiser dans le grenier du lycée. Mon corps errant dans le TER direction Grenoble à la recherche d'études à valider sans vraiment trop d'intéret. Mon arrivée à Bruxelles un soir de novembre. Je veux me souvenir de cette vie là. Celle d'avant le cataclysme. Ma première vie qui me parait si loin. 

En une nuit toutes les sensation de mes premières fois refont surface comme une expérience de mort iminente dans la salle à manger. Entre une poussette double et une maison de poupée, la personne que j'étais est disséquée d'un seul coup sur ma nappe à carreaux. Mon premier vélo, vert à petite roues sur le gravier rouge en bas de l'immeuble. Ma première coupe de champagne le soir de l'an 2000 dans un HLM de Rilleux. La petite vie de prolétaire sans histoire de mes parents qui se levaient tôt et travaillaient tard. Mon envie irrepressible de dépasser ma classe sociale, non pas pour acquérir quoique ce soit si ce n'est la soif d'apprendre et le désir inlassable de satisfaire mes parents qui avaient du aller à l'usine à quatorze ans. 

Il faut écrire pour se souvenir, car aujourd'hui dans ma petite villa, qui s'en rappelera de cette petite vie comme dix mille autres, entre samedi à la piscine municipale et vacances au centre aéré social. Sauront-ils qui j'étais, ces deux enfants d'après qui retrouveront peut etre un jour de vieux papiers déchirés dans un carton, des mots doux d'inconnus, des photos ? Te souviens tu de qui je suis, toi qui partage mon lit? Je pense que les dernières années ont broyé cet être qui a débarqué sur le quais numéro 4 de la gare de Bruxelles Midi. Ces dernières années ont broyé ce qui faisait de notre couple un coupe simplement heureux. Nous sommes devenus une famille meurtrie. Nous n'avons pas pu être simplement, une famille heureuse. Avec ce premier né absent, nous avons construit quelque chose sur une fondation mélée de douleur et de force à la fois. Ces dernières années ont broyé ce qui faisait que j'étais simplement vivante.Il n'y a plus aucune simplicité à vivre sans son enfant. Il faut combattre, il faut chercher du sens, il faut se nourir de quelque chose. Le désir de donner de nouveau la vie, le désir de continuer. Manger tous ensemble sur la même table où, quelques temps auparavant, tronait tristement les cendres, une bible et une icône. Ces dernières années m'ont broyé. Je me le dis silencieusement au creux de cette nuit. Je l'écris vite, car un bébé va peut être se mettre à pleurer, tu vas peut être descendre et m'interpeller. Pourquoi tu n'es pas au lit, pourquoi mon coeur. Pourquoi ce coeur n'est pas tranquilisé. Qu'elle est cette absence soudaine de paix qui me pousse brutalement sur la tranche vive. Quelle est cette urgence à le dire. 

Tu vois il est deux heures du matin, et j'ai une douleur sourde au fond du corps. Ca fait bien quarante jour qu'on ne sort pas. Quarante jour d'acèse sociale, de huis clos familial. Et il aura fallu ce carême pandémique pour que je me réveille de cette entre deux vie dans laquelle je macère depuis quelques années. Depuis la mort de Théophile je n'ai eu de cesse de vouloir de porter la vie. J'ai eu deux autres enfants en deux ans, mon corps est encore pas si mal mais mon coeur est tellement meurtri. La vie passe mais moi,elle n'a pas redémarré. Je regarde les autres évoluer, les enfants grandissent, ils nous rendent simplement heureux dans leur innocence, leur rire cristallin, leur petite voix, petits aprentissages, leurs premières fois à eux. 

Il est 2h12. Un bébé s'est reveillé. Je vais devoir remonter mais c'est décidé. Je reviendrai.